Equinoxes   Equinoxes Equinoxes Equinoxes

Return to Equinoxes, Issue 7 :Printemps/Ete 2006
Article ©2006, Kathryn Chenoweth et Pauline De Tholozany

Le thème de la consommation littéraire est aussi vieux que celui de sa production, c'est-à-dire, il n’a pas d’âge. Pourtant, la littérature ne se laisse pas définir par la relation entre ces deux pôles, et les écrivains sont d’ailleurs souvent les premiers à regretter la dynamique consumériste à laquelle les textes sont soumis. C’est Goethe qui déplore que « le grand public pense que les livres, comme les œufs, gagnent à être consommés frais. C’est pour cette raison qu’il choisit toujours la nouveauté ». Plus récemment, à la lumière des hypertextes et de l’espace textuel informatisé, Finkelkraut veut préserver l’acte de lecture de la dynamique consumériste que ces nouveaux médias encouragent, et dénonce l’acceptation tacite de notre société selon laquelle la lecture serait un « acte de consommation culturelle ».

Regret ironique pour Goethe, déni pour Finkelkraut : dans l’un et l’autre cas, la consommation est mise à mal et semble venir menacer la littérature.

Pourquoi cette gêne autour de la dynamique consumériste, dont on voudrait pouvoir exclure la littérature ? On n’a jamais autant parlé de consommation, et pourtant même aujourd’hui l’idée que le livre, le texte, l’écrivain même, y ont une place continue d’être source d’embarras. C’est peut-être que le concept fait peur, parce qu’il a la tendance fâcheuse de venir définir l’individu. Pour donner une illustration linguistique, le mot ménage, par exemple, prend un sens tout à fait particulier dès qu’il est associé à celui de consommation. Le  ménage au sens propre, c’est le couple, le foyer. Mais dites « consommation des ménages », et là, le ménage s’évapore : car dans l’expression économique, le ménage n’est rien d’autre que ce qu’il consomme : pas un couple ni un foyer, c’est une unité qui n’a d’autre propriété que celle de consommer. Un individu ou une somme d’individus, cela n’a pas d’importance. Comme si, dans l’expression, le ménage, avait en quelque sorte été consommé par la consommation.

Est-ce que la littérature aurait peur de trouver le même sort ? Nombre d’écrivains ne partagent pourtant pas le regret de Goethe, et viennent ouvertement exploiter les divers outils qui vont pousser le lecteur à consommer : la publicité, d’abords, mais aussi la forme du roman feuilleton, ou encore la suite d’un ouvrage à succès. D’autre part, la consommation est à l’œuvre dans le texte même du livre, et on la retrouve problématisée sous diverses formes : fonction de la nourriture, certes, mais aussi dynamique plus vaste qui vient toucher jusqu’aux mots eux-mêmes. Ainsi chez Balzac, si le père Grandet vient « mesurer les vivres nécessaires à la consommation de la journée », et impose une économie serrée des biens quotidiens, la consommation ne se contente pas du boire et du manger : c’est les mots mêmes qu’elle vient assimiler, tel Finot dans les Illusions perdues,   « cet homme d’une incontestable adresse à deviner le talent dont il devait faire une grande consommation et qu’il flairait comme un ogre sent la chair fraîche ».

Par ricochet peut-être, la consommation est aussi un paradigme efficace de la lecture. On évite en effet difficilement la comparaison entre la lecture du texte et sa consommation, en particulier dans le travail comparatiste et critique, qui consiste quelque part à consommer le texte. Peut-on penser avec Jean-Yves Tadié que « c’est parce que le statut de l’œuvre d’art a changé. Au moment où elle éclate, perd son caractère sacré, l’unité de sa signification, elle a besoin d’exégètes qui nous transmettent sens et forme. L’interprétation fait partie du texte ». Le critique viendrait-t-il donc littéralement nous « mâcher le travail » parce que l’œuvre d’art est devenue plus difficile à digérer ?


Mais peut-être cette métabolisation du texte, qu’il s’agisse du critique ou du lecteur moyen, n’a pas tant de défauts qu’on veut bien le croire : consommer n’est pas restrictivement absorber, c’est aussi consumer, user, employer. C’est donc bien un processus individuel, qui peut permettre la création dans l’emploi de ce qui est consumé. On peut aller plus loin et voir dans la consommation l’acte qui va paradoxalement laisser l’individu libre de recréer à partir de son propre métabolisme, de sa propre digestion en quelque sorte. Le lecteur à l’œuvre est donc tout sauf un de ces fameux ménages qui disparaissent, avalés par la consommation, comme en témoigne la variété des sujets abordés ici autour de la métabolisation du thème « consommation littéraire »  opérée par chacun des textes choisis.

 

Kathryn Chenoweth et Pauline De Tholozany, éditrices.